St Sylvestre 1905 — Mary Blake erre sur la Barbary Coast, le quartier le plus mal famé de San Francisco: le beuglant où elle chantait vient de flamber, un problème endémique de la jeune ville, ville-frontière, ville sans loi (enfin, pas beaucoup). Mais elle est aussitôt engagée par Blackie Norton, redoutable patron du Paradise, le cabaret le plus chaud de SanFran. Seulement, voilà: Burnley, le patron du Tivoli, l’opéra local, charmé par la voix d’or de Mary, la convoite vite. Et pas que pour la scène.
Nous voilà partis pour trois mois et demi d’intrigues entre Blackie (Clark Gable), Mary (Jeanette MacDonald, qui pousse la chansonnette et l’opéra avec de sacrés petits poumons — « great set of pipes, kid!« ), le riche Burnley et le bon père Mullin (Spencer Tracy), ami d’enfance de Blackie, persuadé que sous l’écorce rugueuse du voyou mécréant bat le cœur d’or d’un bon chrétien. La spectaculaire dernière demi-heure du film démarre sur le concours de numéros artistiques dont dépend bien entendu toute la carrière de Blackie — qui se déroule, par le plus grand des hasards de scénario, le 17 avril 1906 — et embraye sur un paroxysme (pour évoquer le mot de Jack Warner — ou était-ce Sam Goldwyn? « On commence avec un cataclysme et on monte jusqu’au paroxysme! »).
La scène du tremblement de terre demeure un moment de très grand spectacle, les répliques du séisme, les départs d’incendies et le dynamitage d’une partie de la ville pour arrêter le feu étant assez expressivement rendus. On pourra chipoter sur la chronologie du match: le tremblement de terre se déroule à 5h30 du matin, ce qui laisse penser que le Chicken’s Ball dure quasiment toute la nuit avec six numéros. Et qu’à 5h30, il fait déjà jour.
Passons, c’est de la licence pouétique.
San Francisco (1936) véhicule ostensiblement un message assez puéril. Je vous la fais courte: l’ancienne San Francisco est un antre de perversion, d’infamie et de mauvaise vie, et la colère du Seigneur va abattre Ses foudres sur elle pour faire naître une belle métropole chrétienne qui vivra dans la religion et la crainte du bon Dieu, amen. La fin a tout pour sombrer dans le sulpicien le plus risible: Blackie est frappé de plein fouet par la religion et, aussitôt, l’incendie est stoppé et la population, bras dessus, bras dessous, au-dessus des ruines, éclate en hymnes à la gloire du Seigneur, qui vient donc juste de leur foutre leurs maisons sur la gueule avec son épée (pas rancuniers pour deux sous, les survivants). Des ruines encore fumantes s’élèvent les bâtiments de la San Francisco moderne, youkaïdi youkaïda, tandis que la chanson du film, devenu depuis hymne quasi officiel de SF (le Castro commence ses séances de cinéma en en jouant quelques mesures à l’orgue), clôt les réjouissances.
Fort heureusement, ce message un peu tout pourri ne convaincra que les bigots gagnés d’avance à ce propos. Les autres noteront que, de tous les personnages, c’est probablement le prêtre (Spencer Tracy) qui est le plus falot — même si certains des regards qu’il a pour Clark Gable pourraient susciter quelques interrogations et raconter toute une histoire sur ses motivations. Gable — Blackie —, présenté comme une crapule, est en fait, et de loin, le type le plus droit, le plus généreux, le plus sympathique du film, et, de ce fait, de la ville. Oui, c’est un gros macho, et il a son petit caractère, mais c’est autre chose que Burnley, le notable qui ne recule devant aucune déloyauté ni aucun coup bas pour triompher, et quasi seul représentant de la haute société de SF que nous voyions vraiment (il y a aussi la maman Burnley, mais cet épatant personnage ne fait pas mystère de ses origines et a plus de poigne et de droiture que son triste fils).
Dans le rôle de l’oie blanche, Jeanette MacDonald est parfaite, la sémillante rouquine enchaînant chansonnette sur chansonnette; j’ai compté quatre reprises de « San Francisco », dont une, plutôt jazzy, qui m’a semblé un brin anachronique pour 1906 — mais après tout, on voit aussi un ballet effréné avec des danseurs noirs, donc SF était peut-être très en avance sur tous les points. Bref. Si vous ne connaissez pas les paroles de « San Francisco » en sortant du film, vous êtes un cas désespéré. On a également droit à des passages d’opéra, où Jeanette roucoule un chouette « Air des bijoux » et un vigoureux « Anges Purs » (durant un Faust dont je serais curieux de voir les changements de décors en temps réel, tant le film se laisse emporter au plaisir de tableaux aussi pittoresques qu’improbables), et un grand air de La Traviata un brin canaille.
Par ailleurs, entre la Barbary Coast et Nob Hill, on en voit assez pour être convaincu que les vrais crapules ne logent pas forcément dans les quartiers populaires, et la perversité des shows du Paradise reste bien gentille à côté des échos des beuveries des barons voleurs. Bref, la crapulerie semble plutôt émaner de l’argent, et le séisme, comme la Crise de 1929, survient à point nommé pour remettre chacun à égalité et permettre à tout le monde de repartir sur de nouvelles bases. Le film date de 1936. S’agissait-il de présenter une métaphore du New Deal et d’en garantir la validité par l’imagerie religieuse?
Bref, San Francisco est un de ces films pour lesquels le terme « glorious nonsense » a été inventé: les grands sentiments et les ficelles sont un brin énormes, mais l’ensemble est mené avec tant de verve et d’astuce par ce vieux routier de W.S. Van Dyke qu’on prend grand plaisir à se laisser embarquer.