L’âme fragmentée de Hill House

24 02 2011

 

Le 26 Juin 1948, parut dans le magazine américain The New Yorker une nouvelle qu’un nombre significatif de lecteurs jugea «écœurante», «un nouveau record pour la méchanceté humaine»; bref, une nouvelle «de très mauvais goût». Un abonné écrivit pour dire que, désormais, craignant de subir un nouveau choc, il jetait ses numéros du New Yorker directement à la poubelle, sans les ouvrir. L’auteur de «La Loterie» était désormais célèbre, elle s’appelait Shirley Jackson.

Shirley Jackson est née le 14 décembre 1916, à San Francisco. Avec un tact infini, sa mère commentera plus tard que la contraception était une belle invention. Il faut préciser que Geraldine Jackson était issue d’une excellente famille, qu’elle avait épousé l’homme qui devait lui faire gravir les échelons de la société comme il faut, et que la rapide naissance (neuf mois et un jour après son mariage) de sa première fille constitua une désagréable surprise pour une femme qui espérait savourer un peu la belle vie avant de songer à une éventuelle progéniture. Pour tout aggraver, Shirley n’était pas la fille que souhaitait Geraldine. Un des enfants de Shirley Jackson emploiera plus tard pour décrire cette improbable filiation la formule: «Un poisson d’or accouchant d’un marsouin (1)». Shirley n’avait pas la beauté de Geraldine, ni sa taille fine, elle n’aurait pas son goût si sûr pour les toilettes. Mais elle était intelligente et dotée d’une forte personnalité.

Elle connaît pourtant une scolarité difficile et ne commence vraiment  à trouver sa voie qu’en entrant à l’Université de Syracuse. Là, elle écrit de la fiction, publiée dans des fanzines universitaires. Un personnage récurrent commence à se développer, il s’appelle encore Y, mais c’est en quelque sorte l’ébauche de James Harris, le Dæmon Lover, l’amant diabolique, comme dans les vieilles ballades et légendes du Nord de l’Angleterre, autour duquel tourneront plusieurs nouvelles du recueil La Loterie. Shirley rencontre Stanley Hyman, qui concentre tout ce qui pouvait horrifier ses parents tellement comme il faut: un intellectuel juif, communiste, grande gueule. Stanley l’encourage à écrire.

Après de difficiles débuts de couple, les Hyman s’installent à New York en 1942. Leurs fréquentations appartiennent à une coterie intellectuelle: Ralph Ellison, l’auteur d’Homme invisible, pour qui chantes-tu?, est de leurs amis. Stanley travaille au New Yorker, et Shirley a déjà vendu quelques nouvelles quand elle décide de devenir écrivain à temps complet — c’est-à-dire le temps qu’elle ne consacre pas à pouponner. Sa personnalité brillante mais curieuse entre en résonance avec celle des enfants. Si le ménage Hyman vit dans une atmosphère qu’un ami charitable qualifiera de «sympathique bordel», Shirley trouve dans l’éducation des enfants, pour sa vie de tous les jours, l’ancrage requis par une imagination souvent débridée. Elle aura quatre enfants et tirera de ses expériences de mère de savoureuses chroniques, Life among the savages et Raising demons.

Son premier roman paraît en 1948. The Road through the wall est le portrait d’un «quartier de classe moyenne, où les individus qui cherchent à progresser selon leur vision limitée d’eux-même sont détruits par leur propre méchanceté», pour reprendre la description de Shirley Jackson. Elle y prend en partie sa revanche sur ses parents, avec lesquels ses rapports seront toute sa vie tendus. Le livre ne rencontre guère de succès. On y trouve déjà des caractéristiques jacksonniennes: des personnages qui sont autant de facettes de l’auteur, la description du mal qui peut germer dans un environnement quotidien, banal.

Shirley Jackson s’entiche de magie noire, sans qu’on sache vraiment s’il s’agit de croyance ou d’intérêt intellectuel. C’est une anxieuse aux rêves souvent terrifiants et, dit-elle, aux dons psychiques qui la traumatisent. Ses enfants l’adorent mais ne savent jamais comment Shirley réagira, au gré de son humeur. Toute sa vie, elle boira, fumera, mangera et travaillera à l’excès. Quand, en 1948, paraît la nouvelle «La Loterie», elle devient une célébrité. Cette nouvelle énigmatique, où une étrange loterie dans une paisible communauté détermine une sorte de bouc émissaire, semble toucher un nerf chez les lecteurs. L’éditeur de Jackson saisit l’occasion et publie un recueil de ses textes: La Loterie, ou Les aventures de James Harris. James Harris est le Dæmon Lover, cette figure fantasmatique à la fois crainte et désirée.

En 1951, c’est Hangsaman, exploration de la vie d’une adolescente au bord de la rupture. Judy Oppenheimer, la biographe de Jackson, dit qu’il est «le plus révélateur, le plus complexe et le plus difficile des livres qu’elle écrirait jamais». Vient ensuite son premier livre consacré aux enfants, Life among the savages (1953), puis The Bird’s Nest (1954), la relation basée sur un fait-divers réel — et peut-être aussi sur les problèmes psychologiques de Shirley — d’un cas de personnalité multiple. Narré par un psychiatre en mal d’écriture (son idole est Samuel Johnson), c’est un livre écrit de façon brillante et incisive, avec une ironie sous-jacente. Un film en fut tiré, Lizzie, que les hasards du calendrier mettent en concurrence avec Three faces of Eve, bien meilleur, qui traite d’un sujet identique et valut l’Oscar à Joanne Woodward.

Shirley écrit peu après un ouvrage de commande, sans grande conviction, un livre sur les sorcières, The Witchcraft of Salem Village (1956), et son deuxième recueil de textes sur ses enfants, Raising demons (1957), moins charmant que Life… On y sent percer de l’acidité.

The Bird’s Nest établissait un rapport métaphorique entre le délabrement de l’immeuble où travaille l’héroïne et son état mental. Dans The Sundial (1958), une maison joue un rôle important. Mais c’est avec le roman suivant, son chef-d’œuvre dans le domaine fantastique, que Shirley Jackson s’intéresse vraiment à une maison qu’elle dote d’une personnalité. Stephen King a dit de The haunting of Hill House (Maison hantée) qu’il s’agissait d’un des plus grands romans d’horreur de tous les temps (2). Il n’est que de lire son Anatomie de l’horreur pour juger de l’enthousiasme de King pour cet ouvrage infiniment subtil, où la terreur naît de peurs diffuses et d’une sensation de malveillance immanente, Robert Wise en a tiré assez vite un film fidèle, sobre et puissant, The Haunting (La Maison du diable — 1963), absolument splendide et complètement angoissant (un récent remake était risible). Les interactions entre Eleanor et Hill House — qui déclenche les manifestations, Hill House ou Eleanor, qui a eu des expériences paranormales dans son enfance ? — les fines notations psychologiques (3) et l’écriture mesurée de Jackson conspirent à la réussite totale du roman. Ce sera tout de suite un succès.

Après Hill House, Shirley Jackson compose encore We have always lived in the Castle (Nous avons toujours habité le Château — 1962), une nouvelle histoire de personnalité double, d’adolescente bizarre vivant dans des fantasmes de meurtre. Des critiques flatteuses saluent l’ouvrage. Mais les problèmes psychologiques, doublés de difficultés physiques, s’aggravent. Shirley Jackson est victime d’une dépression, traverse une phase de complète incapacité à écrire. Elle commence à se rétablir et reprend l’écriture quand, brutalement, elle meurt, le 8 août 1965.

Son mari a publié deux collections posthumes de textes divers, The Magic of Shirley Jackson (1966) et Come along with me (1968). Même si sa production dans le domaine fantastique n’a pas été énorme, Jackson y occupe une importance capitale. Elle appartient à cette dernière génération d’écrivains de formation essentiellement littéraire. Elle a posé, avec des auteurs comme Matheson, Bloch et Leiber, les fondations de l’horreur moderne.

* * *

Cet article, publié initialement sous une forme légèrement différente dans Manticora n°6, décembre 1990, a une dette énorme envers l’excellente biographie de Shirley Jackson écrite par Judy Oppenheimer, Private Demons: The Life of Shirley Jackson.

 

1 — «A goldfish giving birth to a porpoise» : le terme exact serait en français: poisson rouge. Mais l’image du poisson d’or est plus importante.

2 — Charlie est dédié à «Shirley Jackson, qui n’a jamais eu à élever le ton», un don que King peut envier.

3 — Ainsi le doute plane-t-il sur la personne que quitte Théo avant de venir à Hill House, le terme «A friend», employé par Jackson demeurant délibérément ambigu. Le film penche de façon à peine plus tranchée en faveur d’un lesbianisme de Théo. Des rapports troubles entre femmes sont fréquents dans les ouvrages de Jackson.