Sampo! (2)

15 11 2010

Or donc, avant quelques digressions, nous parlions du Kalevala, recueil de poèmes compilé par Elias Lönnrot, et du Sampo, cet instrument merveilleux, œuvre du forgeron Ilmarinen, qui moulinait la prospérité par magie et crachait un flot ininterrompu de grain, de sel et d’or. Les mythes inspirent souvent l’art. Mais le Kalevala narre une mythologie somme toute assez locale, longtemps restée circonscrite à la Finlande au sens large. À partir de 1849, la publication des textes par Lönnrot offre désormais au mythe une base de propagation.

Nous avons vu combien ce poème avait inspiré en particulier Akseli Gallen-Kallela. En illustrant les figures principales, les scènes marquantes, ce peintre grand voyageur (il a fait des séjours à Paris, il visitera l’Afrique) apporte à l’œuvre une assise visuelle forte, au caractère finlandais marqué, inscrit dans le mouvement d’indépendance qui agite le pays en ce début de XXe siècle. Certaines de ses toiles, fresques ou illustrations sont devenues iconiques. «La Défense du Sampo», moment où Louhi, la sorcière de Pohjola, métamorphosée en oiseau géant, attaque le vaisseau de Väinämöinen ramenant le moulin magique vers le Kalevala, est une image qui a dépassé le seul cadre de la Finlande.

Cependant, les représentations extérieures restent rares, et accompagnent en général les diverses éditions du poème En 1912, aux USA, un superviseur des écoles de l’Indiana, James Baldwin (aucun rapport avec l’autre), parmi plusieurs volumes de mythes destinés aux jeunes gens, rédige un The Sampo, dont il avertit en préface qu’il est réarrangé en un tout cohérent, que Baldwin s’est débarrassé de la forme originelle («d’éternelles cadences monotones», trop sympa…) et qu’il a ajouté çà et là des détails de son cru. L’ouvrage est illustré de peintures de N.C. Wyeth, apparemment peu nombreuses et très mal reproduites en noir et blanc dans l’édition brochée que j’en possède, hélas. Heureusement, j’ai déniché sur le Net une reproduction plus satisfaisante du «Magician and the Maid of Beauty», placée un peu plus haut, illustrant la première rencontre entre Väinämöinen et la Vierge de Pohjola.

La célèbre collection des Contes et légendes de chez Nathan consacrera en 1947 un volume à la Finlande, qui s’avère malheureusement difficile à trouver (ou cher, ce qui aboutit au même résultat pratique). Il semblerait que le volume compilé par Lucie Thomas ne se cantonne pas exclusivement à des légendes tirées du Kalevala, mais intègre aussi divers poèmes tirés d’autres sources, comme «Maamme», celui qui forme les paroles de l’hymne national finlandais.

Il existe également diverses traductions du poème de Lönnrot, mais la plupart sont des ouvrages à visées plus linguistiques qui, lorsqu’ils ne se bornent pas à reprendre une peinture de Gallen-Kallela en couverture, optent pour une sobriété de littérature dite sérieuse — ou, du moins, universitaire. Toutefois, une traduction étasunienne par Eino Friberg s’illustre assez richement par des images de Bjorn Landstrom (édition que je ne possède pas, hélas; on ne peut pas tout avoir).

Si la littérature est finalement assez chiche de représentations (même la fantasy, grande dévoreuse de mythes à recycler, ne s’est guère aventuré dans ce domaine), si le cinéma ne brille guère par une profusion plus grande (nous en reparlerons dans la troisième partie — oui, il y aura une troisième partie, ça commençait comme une notule, ça tourne au roman-fleuve), on peut se tourner vers la bande dessinée qui, tout comme la fantasy, est souvent friande de mythes à illustrer, détourner ou métamorphoser.

Mais là encore, il faut le reconnaître, la moisson est assez chiche. Pour l’essentiel, elle se cantonne à des productions finlandaises, ce qui est logique — qui est mieux placé? — mais confirme la particularité géographique du mythe.

Pourtant, nous traiterons d’abord d’une curiosité conçue à l’étranger, parce qu’elle se résume à peu de choses, hélas: Après son Amant de Lady Chatterley et son Casanova, Hunt Emerson avait envisagé de dessiner une adaptation parodique du Kalevala. L’idée lui en était venue après plusieurs visites dans le cadre du très sympathique Festival de la Bande dessinée de Kemi (trente ans l’an prochain!), sans doute soufflée par quelques-uns des participants. L’idée lui sembla bonne et il se lança dans une adaptation,  dessinant des premières versions des protagonistes, les rebaptisant pour leur donner des noms plus aisés à prononcer à l’international — Lemminkaïnen devient Lover-Boy, par exemple. De façon regrettable, Hunt a dû abandonner le projet au bout de neuf pages seulement, faute d’avoir trouvé un éditeur pour le financer. Dommage. Actuellement, il est à l’œuvre sur La Divine Comédie de Dante, une œuvre sans doute plus universellement connue.

Se moquer d’un mythe local n’avait pas de quoi choquer les Finlandais: ils se sont eux-mêmes livrés à l’exercice, tout particulièrement dans un assez rigolo Koirien Kalevala, le «Kalevala des Chiens», un ouvrage copieusement illustré par Mauri Kunnas. Comme son titre l’indique, le récit révise la saga du Sampo à l’aune de valeureux héros canins qui affrontent les épreuves et la terrible et rébarbative sorcière Louhi, pillant au passage les plus fameuses illustrations de Gallen-Kallela pour les faire basculer dans des pagailles roboratives (à ce titre, les noces d’Ilmarinen et de la rougissante Vierge de Pohjola ont un petit quelque chose de Dubout). Une version assez épatante de toute l’affaire, où le Sampo représenté, forcément, suit le modèle créé par Gallen.

Il existe également une adaptation finlandaise du Kalevala, plus récente, disponible également dans une traduction anglaise. Des quelques illustrations qu’on en voit, il semble que ce soit une version traitée dans un style assez réaliste. Je ne vous en dirai pas plus, faute, encore une fois, de l’avoir lu.

Mais, finalement, la version la plus connue, la plus largement publiée (à l’échelle mondiale, en fait), est sans conteste celle qu’en a tirée Don Rosa, dans sa Quête du Kalevala (Sammon salaisuus en finnois!). Invité à une convention de bande dessinée en Finlande —  pays où Donald Duck est un personnage extrêmement populaire, Carl Barks est une idole, de même que Don Rosa —, il a l’idée d’expédier Picsou et ses neveux en Finlande sur la piste des fragments du Sampo, localisés par une demi-page arrachée au manuscrit original de Lönnrot.

Solidement documenté sur les décors locaux (et notamment pour une scène délirante où un monstre marin est dépêché par Louhi pour semer la panique dans Helsinki — il brise une des lampes des géants de la belle gare construite par Saarinen, le sauvage!), Rosa couvre assez bien les grandes phases de la Quête du Sampo, envoyant les canards jusqu’à Tuonela, le pays de la Mort, pour réveiller Louhi. Les personnages du récit d’origine cèdent en partie la place à leurs équivalents dans la riche galerie des personnages de Donaldville: Géo Trouvetou vient suppléer à la carence d’Ilmarinen, et Louhi, quand elle ne peut exercer ses méfaits, invoque sa collègue Miss Tick afin de s’en occuper pour elle.

L’histoire fut publiée en exclusivité en Finlande (avec une page supplémentaire exclusive, un gag final où Tuoni revient voir Picsou) et ensuite diffusée dans tous les pays où paraissent les comics Disney, ce qui représente un joli public. C’est sans doute à ce jour le plus grand succès qu’ait rencontré une version du Kalevala en bande dessinée.

En guise de coda, signalons une curiosité, la parution récente d’un album de bédé sur la vie d’Elias Lönnrot avant qu’il ne compose le Kalevala. Signé Ville Ranta, le récit de L’Exilé du Kalevala traite moins de la rédaction de son œuvre littéraire, voire de sa collecte, que de sa vie de médecin exilé au plus profond d’une campagne retirée de Finlande. Une œuvre de démythification du personnage du forgeur de mythe, en quelque sorte.

La prochaine fois, on conclura ce petit bavardage bien loin d’être exhaustif par quelques apparitions du Sampo au cinéma. Ce ne sera pas abondant, mais ce devrait quand même être assez curieux.





Sampo!

2 10 2010

Au début du 19e siècle, partout en Europe, commencent à fleurir les nationalismes. Les gros blocs politiques constitués se fissurent. Est-ce un contrecoup de la Révolution française, le prolongement des perturbations politiques apportées par les guerres napoléoniennes, une conséquence directe de l’esprit romantique naissant? Tout cela à la fois, sans doute… Les frères Grimm arpentent l’Allemagne pour récolter les contes populaires, trésor du peuple allemand, expression la plus pure, pour eux, de son génie propre. Hans Christian Andersen ne tardera pas à inventer les siens, à la fois universels et imprégnés d’esprit danois. Nimcová, Erben et Tille-Riha recueillent dans une démarche semblable les contes et légendes de Bohème et Elias Lönnrot écumera la Finlande et la Carélie Orientale, où l’on chantait encore les poèmes anciens, pour reconstituer le grand corpus du Kalevala. C’est par les traditions que débute ce travail de remise à l’honneur des esprits nationaux: les contes rendront leurs lettres de noblesse à la langue, et la démarche culminera par le renouveau d’une musique enracinée dans le pays d’origine, par laquelle des compositeurs comme Dvořák, Kodály, Grieg ou Sibelius propageront leur culture.

Mais revenons au Kalevala. Lönnrot en publie une première version en 1835, et une autre, plus aboutie, en 1849. Convaincu que les légendes qu’il avait collectées provenaient d’un tout cohérent, Lönnrot effectua, en plus de son travail de compilateur, une œuvre de créateur, puisqu’une partie du texte a été modifiée dans des proportions variables, voire, pour un pourcentage infime, inventée par ses soins, donnant naissance à un cycle de mythes autochtones en langue finnoise, qui en démontrait la force intrinsèque et l’ancienneté, dans un pays alors sous domination suédoise.

Après une introduction contant la création du monde à partir des fragments d’un œuf de canard recueilli par la déesse Ilmatar, flottant sur l’océan universel, le Kalevala s’articule autour de la vie et des aventures de Väinämöinen, fils d’Ilmatar, barde et donc magicien, puisque la magie découle de la parole. Pour résumer, disons que le cycle central est celui du Sampo, sur lequel se greffent des mythes secondaires, comme ceux de Lemminkäinen ou de Kullervo.

Le Sampo est le nom d’un objet magique et prodigieux, de nature mal connue. Pour certains exégètes, c’est l’arbre du monde. Selon Elias Lönnrot, c’est une sorte de moulin ornementé magique, qui produit sans trêve la richesse, déversant des flots de farine, de sel et d’or. Il n’est pas réellement décrit, bien que le texte fasse maintes fois allusion à son couvercle multicolore. Dans le Kalevala, Dame Louhi, maîtresse du pays nordique de Pohjola, femme d’une grande sagesse et d’un vaste savoir, demande à Väinämöinen qu’elle a recueilli après l’avoir trouvé échoué sur ses côtes, de créer un Sampo pour assurer la prospérité du pays. Mais le barde, malgré tout son talent, en est incapable. Il marchande avec Dame Louhi sa liberté, promettant d’envoyer à sa place le forgeron Ilmarinen, qui, lui, saura forger l’objet merveilleux.

Väinämöinen tient parole: de retour au Kalevala (« la terre des héros »), il expédie  Ilmarinen à Pohjola, par ruse. Là, le forgeron accomplit le prodige et rentre chez lui.

Mais Ilmarinen et Väinämöinen sont tous deux tombés amoureux de la superbe fille de Louhi, la Vierge de Pohjola. Ils décident de repartir pour le Nord afin de gagner sa main. Leur rivalité amicale s’achève par la victoire d’Ilmarinen, au terme de trois épreuves fixées par Dame Louhi: la capture de divers animaux prodigieux, et le labourage d’un champ grouillant de serpents.

Hélas, cet heureux mariage ne dure guère: au Kalevala, l’esclave Kullervo se venge des mauvais traitements qu’il subit en lâchant une troupe de bêtes féroces contre les habitants. La Beauté de Pohjola succombe à cet assaut. Ilmarinen, inconsolable, tente bien de façonner par sa magie une réplique en or de son épouse, mais en vain: en dépit de tout son art, la statue reste froide à ses baisers.

À ce malheur s’en ajoute un autre: la famine s’abat sur le Kalevala. Ilmarinen et Väinämöinen décident d’aller demander à Dame Louhi de leur prêter le Sampo pour subvenir aux besoins de leurs compatriotes. Mais la Maîtresse de Pohjola refuse tout net, et, les deux compères s’arrangent pour voler le Sampo. Leur navire est poursuivi par Louhi métamorphosée en aigle géant et, dans la bataille, le Sampo est détruit. Louhi récupère le couvercle aux mille couleurs, qui ne lui servira de rien, et les mille fragments de l’objet merveilleux, rejetés sur les côtes, féconderont la terre de Finlande et la rendront riche. Par vengeance, Louhi vole le soleil mais, encore une fois, Väinämöinen et Ilmarinen s’allient pour la tenir en échec et libérer l’astre du jour.

Riche en incidents merveilleux et en exploits prodigieux (pour aller courtiser la Vierge de Pohjola, Väinämöinen construit un bateau sans clou ni scie; mais pour l’achever, il lui manque des incantations, qu’il va chercher en de nombreux lieux, y compris Tuonela, le Pays de la Mort — dont il s’échappe bredouille — et le ventre d’un géant mort. Plus tard, allant prier Dame Louhi de partager le Sampo, Ilmarinen et Väinämöinen rencontrent une épave de navire qui se lamente: le vaisseau attend le héros qui le guidera vers sa destinée; les enchantements de Väinämöinen lui rendront son apparence initiale et l’armeront d’un équipage de cinquante jouvenceaux et cinquante jouvencelles. En route, Väinämöinen tue un brochet géant qui retenait le navire captif et, de sa mâchoire, crée le kantele, une sorte de harpe, instrument typiquement finlandais), le Kalevala est un magnifique cycle de mythes originaux (même si l’histoire de la mère de Lemminkäinen, allant récupérer le corps coupé en morceaux de son fils sur les berges du fleuve de la mort et rassemblant les morceaux pour lui rendre la vie, évoque étrangement la légende d’Isis et Osiris) qui a inspiré nombre d’artistes, dans la fièvre des mouvements d’indépendance. Les plus connus sont le compositeur, Jean Sibelius, qui l’a illustré par des œuvres symphoniques comme Kullervo, ou Le Cygne de Tuonela, et le peintre Akseli Gallen-Kallela, dont les peintures de Väinämöinen et Aino, d’Ilmarinen forgeant le Sampo, ou de la Défense du Sampo sont célèbres, et souvent reprises lorsqu’il s’agit de citer les mythes.

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Mais l’influence ne s’est pas cantonnée à la ferveur politique d’une époque, et l’on a continué d’adapter ces mythes. J’en parlerai dans la deuxième partie.

Le suspense est insoutenable. Quand? Bientôt.