Comme quoi, tout a une fin.
Or donc, je causais d’un objet qui m’a longuement fasciné, le Sampo. Outre l’aspect objet fabuleux qui produit des trésors sur commande (et même plus que ça), le détail qui m’a tout de suite intrigué, c’est que le texte du Kalevala ne décrit pas le Sampo. Sans cesse on en revient au merveilleux Sampo avec son couvercle aux multiples couleurs, ce qui, vous l’avouerez, ne nous avance guère. Quant à sa fabrication, elle s’opère entièrement par la magie, donc pas question de se faire une idée du résultat final grâce à des pages de description, façon Ikea, de la trompinase omnidiphasée qui se visse au bas du gloutidon nickelé. On nous parle bien de leviers, de roues, mais voilà qui est bien flou. Comme en plus les phases de sa création dans le Kalevala donnent successivement naissance à une arbalète, un voilier, une génisse et une charrue, difficile d’en dégager une ontologie éclairante.
Nous avons vu que les représentations du Kalevala doivent beaucoup à Akseli Gallen-Kallela, qui en a donné une représentation iconique. Le Sampo est figuré par un genre de samovar orné et doré, de forme écrasée, avec une manivelle sur le couvercle, ce qui correspond assez à l’idée d’un moulin magique qui moudrait la fortune. Pour l’essentiel, c’est ce modèle qu’ont adopté les artistes qui ont suivi, dans le domaine pictural.
Reste un autre champ artistique où l’aspect du Sampo devenait une question importante, pour peu que l’occasion se présentât. Le cinéma. Et l’occasion se présenta.
À ma connaissance, le Sampo n’a figuré que dans deux films. J’en ai probablement loupé d’autres, mais pas beaucoup, ça m’étonnerait. La mythologie finnoise reste méconnue; peut-être son aspect foisonnant décourage-t-il les entreprises.
Chronologiquement, le premier film, Sampo, est une co-production russo-finlandaise d’Aleksandr Ptushko, sortie en 1959. L’intrigue se concentre en une heure et demie et simplifie vigoureusement la problématique: la méchante sorcière Louhi tente de construire le mythique Sampo pour apporter la richesse à son royaume nordique, Pohjola. Mais en vain. Seul le forgeron Seppo Ilmarinen serait capable d’un tel prodige. Afin de le «convaincre», la vilaine enlève Annikki, sœur de Seppo.
Celui-ci n’a pas le choix et accomplit le miracle, mais Lemminkäinen, qui vient de tomber amoureux de la candide pucelle, tente de s’emparer du Sampo pour en faire bénéficier le Kalevala, la terre des Héros. Il échoue et le Sampo est détruit. Furieuse, Louhi se venge en dérobant le soleil, ce qui plonge le Kalevala dans les ténèbres et le blizzard. Les habitants montent une expédition vers Pohjola et, grâce à la mélodie de leurs kanteles, ils charment assez longtemps Louhi et ses sbires pour que Lemminkäinen libère le soleil. Louhi périt et tout le monde est content. Sauf Louhi, forcément.
L’imagerie du film est très traditionnelle. Tous les braves habitants du Kalevala portent de belles tuniques blanches repassées et des barbes de prophètes (sauf les femmes, qui portent des coiffes et des fleurs dans les cheveux) et Lemminkäinen a cette fadeur mollement resplendissante des jeunes premiers des années cinquante. La sémillante Annikki, assez mièvre, fascine les animaux dans une scène évocatrice des princesses de Disney, en plus ridicule, au début du film. Mais Louhi est superbe, une vieille femme au nez aquilin et aux traits impérieux encadrés par des tresses barbares, qui se drape dans un grand manteau noir. Pas très subtil au point de vue dialectique (dans le Kalevala, Louhi est moins négative), mais assez réussi d’un point de vue expressionniste.
Les effets spéciaux, artisanaux et naïfs (Louhi débarque au Kalevala durant les noces des pâles héros pour s’emparer visiblement d’un gros projecteur caché dans des broussailles, lorsqu’il s’agit de dérober le soleil), ne manquent pas de charme simple: la caverne où Louhi a emprisonné les vents dans des outres géantes a du chien, le labourage du champ de serpents tient bien le coup malgré la consistance très plastique des reptiles, la caverne de Louhi a des aspects langiens (son peuple de gnomes hirsutes rappelle les Nibelungen), et le manteau volant de Louhi, que ce soit pour enlever Annikki ou quand sa maîtresse prend son essor, se tord dans les airs de façon très réussie. Le Sampo proprement dit est assez difficile à distinguer, entre le piteux état de la copie et les vapeurs rutilantes qui l’environnent, mais c’est un moulin monté en graine, à mi-chemin entre le bouchon de carafe géant, la géode pittoresque et la tortue de mer.
Tout ceci serait bel et bon, s’il n’y avait un gros «mais»: on ne trouve plus — ou difficilement — le film sous sa forme d’origine. Les droits en ont été achetés avec ceux d’un autre film de Ptushko, Les aventures de Sadkó, par un producteur américain qui cherchait des films à même d’exploiter le sillon des films d’imaginaire ouvert par des succès comme Le Septième voyage de Sinbad ou Le jour où la Terre s’arrêta. Seulement, les deux films ne correspondaient pas tout à fait au goût américain. Tous deux furent donc sévèrement retaillés — Sampo y perdit environ une demi-heure, Sadkó, qui adaptait en partie l’opéra de Rimsky-Korsakov, ne se trouva guère mieux traité — et le résultat final, après un changement de titre — Sampo devint The Day the Earth froze, Sadkó se retrouva raconter The Magic Voyage of Sinbad — et de générique (les noms trop connotés des acteurs furent remplacés sans complexe par ceux des assez médiocres doubleurs de la version américaine, Lönnrot devient même Elias Lenrot!).
Plus gênant: l’aventure fut raccourcie de certains épisodes. Dans la version américaine, la mère de Lemminkäinen demande à un bouleau, à la route couverte de poussière et à la lumière du jour des nouvelles de son fils, mais elle reste morne et prostrée en n’en obtenant aucune, jusqu’à ce que le grand couillon rentre à la nage. Une longue bande-annonce en finlandais, visible sur Youtube, montre qu’elle avait des raisons de se faire du mouron: cette garce de Louhi a profité de la fascination du benêt pour le Sampo, et l’a tué avec un serpent, la vile fourbesse! Dans le montage d’origine, la mère de Lemminkäinen apprend de la lumière du jour que son fils est mort à Pohjola, et elle traverse la mer en marchant sur les flots pour aller exiger de Louhi le cadavre de son fils, qu’elle ramène et ressuscite. C’est là que, têtu, le sot repart chercher le Sampo, et le brise, comme on le voit dans le montage US.
Une autre courte scène est très réussie: Annikki, emprisonnée par Louhi, envoie une de ses mèches blondes alerter Lemminkäinen de son sort. Celui-ci chasse et voit un faucon s’abattre sur une colombe. La mèche vient entourer sa flèche, et la colombe se change en Annikki, le faucon en Louhi, que Lemminkäinen transperce alors de sa flèche. On note au passage que le film a infiniment meilleure allure quand les contrastes ne sont pas sauvagement poussés à fond par une restauration putative. Certaines scènes sont même splendides.
Ont disparu en même temps divers passages musicaux: l’un d’eux mettait en scène Elias Lönnrot en personne. On l’aperçoit encore au début de la version américaine, ou plutôt sa statue à Helsinki, qui s’anime pendant que le texte vante l’imagination des frères Grimm et d’Andersen. Si l’on ajoute que la seule édition en DVD, soit-disant remasterisée, ressemble diablement à un repiquage télé traité avec un logiciel qui a abusivement forcé les contrastes, tous les ingrédients sont là pour dire que le film mériterait une présentation plus fidèle à son apparence première, afin qu’on puisse le juger à sa juste valeur. Néanmoins, il demeure intéressant, même dans la piètre condition où il survit.
Ne serait-ce que pour la gueule superbe de Louhi, et son faux air de Maléfique dans La Belle au bois dormant de Walt Disney.
En 2006, un deuxième exemple d’adaptation du mythe du Sampo prend un chemin beaucoup moins traditionnel que cette première tentative. Jade Soturi est un film d’Antti-Jussi Annila, et de nouveau une co-production (la Finlande est un pays relativement peu peuplé, et les budgets cinéma y sont par conséquent serrés); cette fois-ci, ce sera avec la Chine. Jade soturi peut se traduire par Le Guerrier de jade, mais le titre Le Guerrier au jade me semblerait plus indiqué. L’action se partage entre la Finlande actuelle et la Chine ancienne. De nos jours, une boîte métallique d’une facture superbe et raffinée, couverte d’inscriptions en chinois ancien, est retrouvée par une archéologue finnoise en Carélie, au sud-est de la Finlande, entre les mains d’un cadavre remontant à des milliers d’années. L’archéologue confie l’objet à un homme qui tente de l’ouvrir, en vain jusqu’au jour où ils découvrent qu’un forgeron vivant en banlieue d’Helsinki pourrait bien être capable du miracle.
Car ce forgeron est le lointain descendant d’un valeureux guerrier qui, dans la Chine ancienne, lutta contre un démon, le Sans-Nom, dont le but est de déchaîner l’enfer sur la Terre. Le guerrier a abandonné derrière lui cet objet mystérieux, dont la tradition a perpétué la légende: le Sampo.
Jade Soturi est donc ce qu’on appelle un wu xan pian, un film de sabre, mais peut-être un des plus curieux qui soient: imaginez, si vous pouvez, Tigre et dragon tourné par Aki Kaurismäki. L’ensemble du film a ce rythme lent, méditatif des films du cinéaste finlandais, y compris dans les combats qui, tant en Chine qu’en Finlande, sont à la fois rapides et habiles et étrangement alanguis, même dans les phases les plus vives. Et flotte par-dessus tout cela le sentiment trouble d’un décalage légèrement goguenard.
Conversations moroses et combats au sabre, mythes du Sampo et de la réincarnation, démon et monde actuel: le cocktail est assez difficile à décrire, et nul doute que nombre de spectateurs s’ennuieront à la vision du film, mais j’ai trouvé la combinaison extrêmement intrigante et plaisante, comme l’astucieux emploi de divers thèmes tirés du Kalevala: l’existence d’un pacte entre le Fer et l’homme, essentiel pour un forgeron et que Kai découvre qu’il a perdu; le chant du kantele. Mais aussi le traitement occidental du thème de la réincarnation, dans le cadre d’une histoire d’amour contrariée; et même le mythe de la boîte de Pandore.
Le film s’ouvre par une citation en exergue: je n’ai jamais connu de mythologie où les histoires d’amour se terminent plus mal que dans le Kalevala — et la démonstration va nous en être apportée par le film. Ou pas. Quelques effets spéciaux, lors de l’ouverture du Sampo et de la mise en péril de l’univers par la libération du dernier des démons, sont simples mais plaisants, et le combat final dans la forge, spectaculaire et (m’a-t-il semblé) d’une placidité pince-sans-rire, donne un ton vraiment fascinant à cette curiosité.
Il semble que le film ait rencontré un très joli succès en Finlande, mais qu’il soit passé un peu inaperçu au-delà de ses frontières. C’est dommage. Et l’idée de rattacher les mythologies chinoise et finnoise n’est pas si totalement farfelue. En arrivant en Finlande, j’avais été frappé par les ressemblances entre la langue japonaise et le finnois. En extrapolant charitablement les trajectoires des migrations pour brouiller tout cela et en admettant qu’en partant au nord de la Chine on peut aboutir en Finlande, on en accepte l’idée.
Ces deux films sont disponibles en DVD si vous cherchez un peu: Sampo sous le titre The Day the Earth froze, Jade soturi sous celui de Jade Warrior. Uniquement en anglais, cependant.
Et pour l’heure, voilà qui clôt enfin cette petite causerie sur le fascinant mythe du Sampo. Rangez vos affaires et sortez en silence.