Femmes du monde flottant

4 06 2018
The Mermaid & Mrs HancockImogen Hermes Gowar

Jonah Hancock est un industrieux homme d’affaires de Deptford, à quelque distance de Londres, à la fin du XVIIIe siècle. Il finance des expéditions maritimes avec des investisseurs et son jugement sûr en tire d’honnêtes revenus. Mais un jour, le capitaine Tysoe Jones revient au port. Sans son bateau. Et il annonce triomphalement à Mr Hancock qu’il l’a vendu!
 
Pour acheter une sirène, la dépouille desséchée mais assurément authentique d’une horrible petite créature, mi humain, mi poisson, dont il ne doute pas une seconde qu’elle fera la fortune de Mr Hancock s’il l’expose.
 
Angelica Neal a été peut-être la courtisane la plus prisée de Londres. Elle a été un temps entretenue par un riche aristocrate, qui a commis la faute de goût de mourir sans l’avoir couchée sur son testament. Rendue à une vie indépendante à Londres, elle refuse les invitations de Bet Chappell, une des plus notoires « abbesses » de Londres, à revenir dans la maison de plaisirs où elle a été formée.
 
Mr Hancock, Angelica Neal. Deux mondes différents, deux êtres qui n’ont rien en commun. Avant la sirène…
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La célèbre fausse sirène du British Museum, un torse de singe attaché à une queue de poisson, qui a inspiré la sirène de Tysoe Jones, dans le roman.

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Quand je lis les rubriques méprisantes d’une certaine presse sur l’infamie de la littérature de genre, je m’amuse. Voilà bien un combat d’arrière-garde: il y a longtemps que la littérature de genre a colonisé la littérature réputée générale, n’en déplaise aux euphémismes que les gardiens du temple continuent à brandir en exorcisme (« conte philosophique », « métaphore poétique », « satire politique »…). Après, par exemple, le très rationnel The Night Ocean de Paul La Farge, irrigué par Lovecraft et sa philosophie, ou le très ambigu Underground Railroad de Colson Whitehead, dont on ne sait où ni quand il se situe, voici The Mermaid and Mrs Hancock, un roman situé à l’époque géorgienne de Londres, qui est avant tout une vision historique de certaines existences féminines à l’époque. On visite les maisons de plaisir où des tenancières forment des gamines amenées souvent par leurs parents à devenir des objets précieux, pour lesquels les hommes de qualité dépenseront des fortunes, avec l’espoir qu’un jour l’un d’eux se les attachera de façon plus stable, en concluant – suprême ambition – un arrangement légal pour leur assurer un revenu.
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Longtemps, on se demande si le roman va être fantastique ou rationnel. Certes, il y a d’emblée cette sirène, qui n’a pas grand-chose à voir avec les créatures que la légende présente sous ce nom, mais qui est absolument authentique, spécimen d’une race de créatures pêchées dans les mers d’Orient, et va assurer la fortune de Mr Hancock. Et de fait l’image de la sirène des mythes résonne à travers tout le roman, non pas pour une unique métaphore (la sirène, c’est évidemment Angelica, tentatrice qui ruine les hommes mais que sa capture pourrait détruire), mais pour plusieurs, tour à tour, par touches: l’irruption du merveilleux et de l’impossible dans une vie rangée, la concrétisation du doute, ou d’une ambition si vaste qu’elle contamine tout, viciant vies et bonheurs, peut-être aussi une forme diluée d’horreur cosmique lovecraftienne (je vous jure que je ne suis pas obsédé!), l’immanence d’un univers inhumain qui expose l’inutilité, la fragilité, la fugacité de l’existence humaine.
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C’est un roman à savourer: n’y touchez pas s’il vous faut de l’action et des péripéties à chaque page, si vous estimez perdre votre temps quand l’intrigue ne progresse pas; il faut bien deux tiers avant qu’il se passe réellement quelque chose, qu’on finisse la mise en place du Londres géorgien, de ses mœurs, de ses infamies et de ses curiosités et d’une vaste galerie de personnages essentiellement féminins, attachants ou irritants,– parfois les deux –, pour que, dans le troisième tiers de ce pavé de presque 500 pages, s’épanouisse le cœur véritable du roman, une série de miracles souvent paradoxaux dont les plus étonnants ne sont pas forcément les plus fantastiques.
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Mais les deux premiers tiers ont déjà beaucoup de charme en eux-mêmes: la langue du roman est belle, les dialogues sont vivants, on visite tout un monde qui nous est fantastique par bien des aspects. Imogen Gowar a travaillé dans divers musées – dont le British Museum –, connaît les détails et objets de la vie courante et sait les utiliser pour donner du poids à ses décors.
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Ce premier roman est sélectionné pour le Women’s Fiction Prize et le Desmond Elliott Prize en Grande-Bretagne.
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En complément, un petit tour avec l’auteur dans les lieux de la Londres géorgienne.




Sampo! (3)

8 12 2010

 

Comme quoi, tout a une fin.

Or donc, je causais d’un objet qui m’a longuement fasciné, le Sampo. Outre l’aspect objet fabuleux qui produit des trésors sur commande (et même plus que ça), le détail qui m’a tout de suite intrigué, c’est que le texte du Kalevala ne décrit pas le Sampo. Sans cesse on en revient au merveilleux Sampo avec son couvercle aux multiples couleurs, ce qui, vous l’avouerez, ne nous avance guère. Quant à sa fabrication, elle s’opère entièrement par la magie, donc pas question de se faire une idée du résultat final grâce à des pages de description, façon Ikea, de la trompinase omnidiphasée qui se visse au bas du gloutidon nickelé. On nous parle bien de leviers, de roues, mais voilà qui est bien flou. Comme en plus les phases de sa création dans le Kalevala donnent successivement naissance à une arbalète, un voilier, une génisse et une charrue, difficile d’en dégager une ontologie éclairante.

Nous avons vu que les représentations du Kalevala doivent beaucoup à Akseli Gallen-Kallela, qui en a donné une représentation iconique. Le Sampo est figuré par un genre de samovar orné et doré, de forme écrasée, avec une manivelle sur le couvercle, ce qui correspond assez à l’idée d’un moulin magique qui moudrait la fortune. Pour l’essentiel, c’est ce modèle qu’ont adopté les artistes qui ont suivi, dans le domaine pictural.

Reste un autre champ artistique où l’aspect du Sampo devenait une question importante, pour peu que l’occasion se présentât. Le cinéma. Et l’occasion se présenta.

À ma connaissance, le Sampo n’a figuré que dans deux films. J’en ai probablement loupé d’autres, mais pas beaucoup, ça m’étonnerait. La mythologie finnoise reste méconnue; peut-être son aspect foisonnant décourage-t-il les entreprises.

Chronologiquement, le premier film, Sampo, est une co-production russo-finlandaise d’Aleksandr Ptushko, sortie en 1959. L’intrigue se concentre en une heure et demie et simplifie vigoureusement la problématique: la méchante sorcière Louhi tente de construire le mythique Sampo pour apporter la richesse à son royaume nordique, Pohjola. Mais en vain. Seul le forgeron Seppo Ilmarinen serait capable d’un tel prodige. Afin de le «convaincre», la vilaine enlève Annikki, sœur de Seppo.

Celui-ci n’a pas le choix et accomplit le miracle, mais Lemminkäinen, qui vient de tomber amoureux de la candide pucelle, tente de s’emparer du Sampo pour en faire bénéficier le Kalevala, la terre des Héros. Il échoue et le Sampo est détruit. Furieuse, Louhi se venge en dérobant le soleil, ce qui plonge le Kalevala dans les ténèbres et le blizzard. Les habitants montent une expédition vers Pohjola et, grâce à la mélodie de leurs kanteles, ils charment assez longtemps Louhi et ses sbires pour que Lemminkäinen libère le soleil. Louhi périt et tout le monde est content. Sauf Louhi, forcément.

L’imagerie du film est très traditionnelle. Tous les braves habitants du Kalevala portent de belles tuniques blanches repassées et des barbes de prophètes (sauf les femmes, qui portent des coiffes et des fleurs dans les cheveux) et Lemminkäinen a cette fadeur mollement resplendissante des jeunes premiers des années cinquante. La sémillante Annikki, assez mièvre, fascine les animaux dans une scène évocatrice des princesses de Disney, en plus ridicule, au début du film. Mais Louhi est superbe, une vieille femme au nez aquilin et aux traits impérieux encadrés par des tresses barbares, qui se drape dans un grand manteau noir. Pas très subtil au point de vue dialectique (dans le Kalevala, Louhi est moins négative), mais assez réussi d’un point de vue expressionniste.

Les effets spéciaux, artisanaux et naïfs (Louhi débarque au Kalevala durant les noces des pâles héros pour s’emparer visiblement d’un gros projecteur caché dans des broussailles, lorsqu’il s’agit de dérober le soleil), ne manquent pas de charme simple: la caverne où Louhi a emprisonné les vents dans des outres géantes a du chien, le labourage du champ de serpents tient bien le coup malgré la consistance très plastique des reptiles, la caverne de Louhi a des aspects langiens (son peuple de gnomes hirsutes rappelle les Nibelungen), et le manteau volant de Louhi, que ce soit pour enlever Annikki ou quand sa maîtresse prend son essor, se tord dans les airs de façon très réussie. Le Sampo proprement dit est assez difficile à distinguer, entre le piteux état de la copie et les vapeurs rutilantes qui l’environnent, mais c’est un moulin monté en graine, à mi-chemin entre le bouchon de carafe géant, la géode pittoresque et la tortue de mer.

Tout ceci serait bel et bon, s’il n’y avait un gros «mais»: on ne trouve plus — ou difficilement — le film sous sa forme d’origine. Les droits en ont été achetés avec ceux d’un autre film de Ptushko, Les aventures de Sadkó, par un producteur américain qui cherchait des films à même d’exploiter le sillon des films d’imaginaire ouvert par des succès comme Le Septième voyage de Sinbad ou Le jour où la Terre s’arrêta. Seulement, les deux films ne correspondaient pas tout à fait au goût américain. Tous deux furent donc sévèrement retaillés — Sampo y perdit environ une demi-heure, Sadkó, qui adaptait en partie l’opéra de Rimsky-Korsakov, ne se trouva guère mieux traité — et le résultat final, après un changement de titre — Sampo devint The Day the Earth froze, Sadkó se retrouva raconter The Magic Voyage of Sinbad — et de générique (les noms trop connotés des acteurs furent remplacés sans complexe par ceux des assez médiocres doubleurs de la version américaine, Lönnrot devient même Elias Lenrot!).

Plus gênant: l’aventure fut raccourcie de certains épisodes. Dans la version américaine, la mère de Lemminkäinen demande à un bouleau, à la route couverte de poussière et à la lumière du jour des nouvelles de son fils, mais elle reste morne et prostrée en n’en obtenant aucune, jusqu’à ce que le grand couillon rentre à la nage. Une longue bande-annonce en finlandais, visible sur Youtube, montre qu’elle avait des raisons de se faire du mouron: cette garce de Louhi a profité de la fascination du benêt pour le Sampo, et l’a tué avec un serpent, la vile fourbesse! Dans le montage d’origine, la mère de Lemminkäinen apprend de la lumière du jour que son fils est mort à Pohjola, et elle traverse la mer en marchant sur les flots pour aller exiger de Louhi le cadavre de son fils, qu’elle ramène et ressuscite. C’est là que, têtu, le sot repart chercher le Sampo, et le brise, comme on le voit dans le montage US.

Une autre courte scène est très réussie: Annikki, emprisonnée par Louhi, envoie une de ses mèches blondes alerter Lemminkäinen de son sort. Celui-ci chasse et voit un faucon s’abattre sur une colombe. La mèche vient entourer sa flèche, et la colombe se change en Annikki, le faucon en Louhi, que Lemminkäinen transperce alors de sa flèche. On note au passage que le film a infiniment meilleure allure quand les contrastes ne sont pas sauvagement poussés à fond par une restauration putative. Certaines scènes sont même splendides.

Ont disparu en même temps divers passages musicaux: l’un d’eux mettait en scène Elias Lönnrot en personne. On l’aperçoit encore au début de la version  américaine, ou plutôt sa statue à Helsinki, qui s’anime pendant que le texte vante l’imagination des frères Grimm et d’Andersen. Si l’on ajoute que la seule édition en DVD, soit-disant remasterisée, ressemble diablement à un repiquage télé traité avec un logiciel qui a abusivement forcé les contrastes, tous les ingrédients sont là pour dire que le film mériterait une présentation plus fidèle à son apparence première, afin qu’on puisse le juger à sa juste valeur. Néanmoins, il demeure intéressant, même dans la piètre condition où il survit.

Ne serait-ce que pour la gueule superbe de Louhi, et son faux air de Maléfique dans La Belle au bois dormant de Walt Disney.

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En 2006, un deuxième exemple d’adaptation du mythe du Sampo prend un chemin beaucoup moins traditionnel que cette première tentative. Jade Soturi est un film d’Antti-Jussi Annila, et de nouveau une co-production (la Finlande est un pays relativement peu peuplé, et les budgets cinéma y sont par conséquent serrés); cette fois-ci, ce sera avec la Chine. Jade soturi peut se traduire par Le Guerrier de jade, mais le titre Le Guerrier au jade me semblerait plus indiqué. L’action se partage entre la Finlande actuelle et la Chine ancienne. De nos jours, une boîte métallique d’une facture superbe et raffinée, couverte d’inscriptions en chinois ancien, est retrouvée par une archéologue finnoise en Carélie, au sud-est de la Finlande, entre les mains d’un cadavre remontant à des milliers d’années. L’archéologue confie l’objet à un homme qui tente de l’ouvrir, en vain jusqu’au jour où ils découvrent qu’un forgeron vivant en banlieue d’Helsinki pourrait bien être capable du miracle.

Car ce forgeron est le lointain descendant d’un valeureux guerrier qui, dans la Chine ancienne, lutta contre un démon, le Sans-Nom, dont le but est de déchaîner l’enfer sur la Terre. Le guerrier a abandonné derrière lui cet objet mystérieux, dont la tradition a perpétué la légende: le Sampo.

Jade Soturi est donc ce qu’on appelle un wu xan pian, un film de sabre, mais peut-être un des plus curieux qui soient: imaginez, si vous pouvez, Tigre et dragon tourné par Aki Kaurismäki. L’ensemble du film a ce rythme lent, méditatif des films du cinéaste finlandais, y compris dans les combats qui, tant en Chine qu’en Finlande, sont à la fois rapides et habiles et étrangement alanguis, même dans les phases les plus vives. Et flotte par-dessus tout cela le sentiment trouble d’un décalage légèrement goguenard.

Conversations moroses et combats au sabre, mythes du Sampo et de la réincarnation, démon et monde actuel: le cocktail est assez difficile à décrire, et nul doute que nombre de spectateurs s’ennuieront à la vision du film, mais j’ai trouvé la combinaison extrêmement intrigante et plaisante, comme l’astucieux emploi de divers thèmes tirés du Kalevala: l’existence d’un pacte entre le Fer et l’homme, essentiel pour un forgeron et que Kai découvre qu’il a perdu; le chant du kantele. Mais aussi le traitement occidental du thème de la réincarnation, dans le cadre d’une histoire d’amour contrariée; et même le mythe de la boîte de Pandore.

Le film s’ouvre par une citation en exergue: je n’ai jamais connu de mythologie où les histoires d’amour se terminent plus mal que dans le Kalevala — et la démonstration va nous en être apportée par le film. Ou pas. Quelques effets spéciaux, lors de l’ouverture du Sampo et de la mise en péril de l’univers par la libération du dernier des démons, sont simples mais plaisants, et le combat final dans la forge, spectaculaire et (m’a-t-il semblé) d’une placidité pince-sans-rire, donne un ton vraiment fascinant à cette curiosité.

Il semble que le film ait rencontré un très joli succès en Finlande, mais qu’il soit passé un peu inaperçu au-delà de ses frontières. C’est dommage. Et l’idée de rattacher les mythologies chinoise et finnoise n’est pas si totalement farfelue. En arrivant en Finlande, j’avais été frappé par les ressemblances entre la langue japonaise et le finnois. En extrapolant charitablement les trajectoires des migrations pour brouiller tout cela et en admettant qu’en partant au nord de la Chine on peut aboutir en Finlande, on en accepte l’idée.

Ces deux films sont disponibles en DVD si vous cherchez un peu: Sampo sous le titre The Day the Earth froze, Jade soturi sous celui de Jade Warrior. Uniquement en anglais, cependant.

Et pour l’heure, voilà qui clôt enfin cette petite causerie sur le fascinant mythe du Sampo. Rangez vos affaires et sortez en silence.





Sampo! (2)

15 11 2010

Or donc, avant quelques digressions, nous parlions du Kalevala, recueil de poèmes compilé par Elias Lönnrot, et du Sampo, cet instrument merveilleux, œuvre du forgeron Ilmarinen, qui moulinait la prospérité par magie et crachait un flot ininterrompu de grain, de sel et d’or. Les mythes inspirent souvent l’art. Mais le Kalevala narre une mythologie somme toute assez locale, longtemps restée circonscrite à la Finlande au sens large. À partir de 1849, la publication des textes par Lönnrot offre désormais au mythe une base de propagation.

Nous avons vu combien ce poème avait inspiré en particulier Akseli Gallen-Kallela. En illustrant les figures principales, les scènes marquantes, ce peintre grand voyageur (il a fait des séjours à Paris, il visitera l’Afrique) apporte à l’œuvre une assise visuelle forte, au caractère finlandais marqué, inscrit dans le mouvement d’indépendance qui agite le pays en ce début de XXe siècle. Certaines de ses toiles, fresques ou illustrations sont devenues iconiques. «La Défense du Sampo», moment où Louhi, la sorcière de Pohjola, métamorphosée en oiseau géant, attaque le vaisseau de Väinämöinen ramenant le moulin magique vers le Kalevala, est une image qui a dépassé le seul cadre de la Finlande.

Cependant, les représentations extérieures restent rares, et accompagnent en général les diverses éditions du poème En 1912, aux USA, un superviseur des écoles de l’Indiana, James Baldwin (aucun rapport avec l’autre), parmi plusieurs volumes de mythes destinés aux jeunes gens, rédige un The Sampo, dont il avertit en préface qu’il est réarrangé en un tout cohérent, que Baldwin s’est débarrassé de la forme originelle («d’éternelles cadences monotones», trop sympa…) et qu’il a ajouté çà et là des détails de son cru. L’ouvrage est illustré de peintures de N.C. Wyeth, apparemment peu nombreuses et très mal reproduites en noir et blanc dans l’édition brochée que j’en possède, hélas. Heureusement, j’ai déniché sur le Net une reproduction plus satisfaisante du «Magician and the Maid of Beauty», placée un peu plus haut, illustrant la première rencontre entre Väinämöinen et la Vierge de Pohjola.

La célèbre collection des Contes et légendes de chez Nathan consacrera en 1947 un volume à la Finlande, qui s’avère malheureusement difficile à trouver (ou cher, ce qui aboutit au même résultat pratique). Il semblerait que le volume compilé par Lucie Thomas ne se cantonne pas exclusivement à des légendes tirées du Kalevala, mais intègre aussi divers poèmes tirés d’autres sources, comme «Maamme», celui qui forme les paroles de l’hymne national finlandais.

Il existe également diverses traductions du poème de Lönnrot, mais la plupart sont des ouvrages à visées plus linguistiques qui, lorsqu’ils ne se bornent pas à reprendre une peinture de Gallen-Kallela en couverture, optent pour une sobriété de littérature dite sérieuse — ou, du moins, universitaire. Toutefois, une traduction étasunienne par Eino Friberg s’illustre assez richement par des images de Bjorn Landstrom (édition que je ne possède pas, hélas; on ne peut pas tout avoir).

Si la littérature est finalement assez chiche de représentations (même la fantasy, grande dévoreuse de mythes à recycler, ne s’est guère aventuré dans ce domaine), si le cinéma ne brille guère par une profusion plus grande (nous en reparlerons dans la troisième partie — oui, il y aura une troisième partie, ça commençait comme une notule, ça tourne au roman-fleuve), on peut se tourner vers la bande dessinée qui, tout comme la fantasy, est souvent friande de mythes à illustrer, détourner ou métamorphoser.

Mais là encore, il faut le reconnaître, la moisson est assez chiche. Pour l’essentiel, elle se cantonne à des productions finlandaises, ce qui est logique — qui est mieux placé? — mais confirme la particularité géographique du mythe.

Pourtant, nous traiterons d’abord d’une curiosité conçue à l’étranger, parce qu’elle se résume à peu de choses, hélas: Après son Amant de Lady Chatterley et son Casanova, Hunt Emerson avait envisagé de dessiner une adaptation parodique du Kalevala. L’idée lui en était venue après plusieurs visites dans le cadre du très sympathique Festival de la Bande dessinée de Kemi (trente ans l’an prochain!), sans doute soufflée par quelques-uns des participants. L’idée lui sembla bonne et il se lança dans une adaptation,  dessinant des premières versions des protagonistes, les rebaptisant pour leur donner des noms plus aisés à prononcer à l’international — Lemminkaïnen devient Lover-Boy, par exemple. De façon regrettable, Hunt a dû abandonner le projet au bout de neuf pages seulement, faute d’avoir trouvé un éditeur pour le financer. Dommage. Actuellement, il est à l’œuvre sur La Divine Comédie de Dante, une œuvre sans doute plus universellement connue.

Se moquer d’un mythe local n’avait pas de quoi choquer les Finlandais: ils se sont eux-mêmes livrés à l’exercice, tout particulièrement dans un assez rigolo Koirien Kalevala, le «Kalevala des Chiens», un ouvrage copieusement illustré par Mauri Kunnas. Comme son titre l’indique, le récit révise la saga du Sampo à l’aune de valeureux héros canins qui affrontent les épreuves et la terrible et rébarbative sorcière Louhi, pillant au passage les plus fameuses illustrations de Gallen-Kallela pour les faire basculer dans des pagailles roboratives (à ce titre, les noces d’Ilmarinen et de la rougissante Vierge de Pohjola ont un petit quelque chose de Dubout). Une version assez épatante de toute l’affaire, où le Sampo représenté, forcément, suit le modèle créé par Gallen.

Il existe également une adaptation finlandaise du Kalevala, plus récente, disponible également dans une traduction anglaise. Des quelques illustrations qu’on en voit, il semble que ce soit une version traitée dans un style assez réaliste. Je ne vous en dirai pas plus, faute, encore une fois, de l’avoir lu.

Mais, finalement, la version la plus connue, la plus largement publiée (à l’échelle mondiale, en fait), est sans conteste celle qu’en a tirée Don Rosa, dans sa Quête du Kalevala (Sammon salaisuus en finnois!). Invité à une convention de bande dessinée en Finlande —  pays où Donald Duck est un personnage extrêmement populaire, Carl Barks est une idole, de même que Don Rosa —, il a l’idée d’expédier Picsou et ses neveux en Finlande sur la piste des fragments du Sampo, localisés par une demi-page arrachée au manuscrit original de Lönnrot.

Solidement documenté sur les décors locaux (et notamment pour une scène délirante où un monstre marin est dépêché par Louhi pour semer la panique dans Helsinki — il brise une des lampes des géants de la belle gare construite par Saarinen, le sauvage!), Rosa couvre assez bien les grandes phases de la Quête du Sampo, envoyant les canards jusqu’à Tuonela, le pays de la Mort, pour réveiller Louhi. Les personnages du récit d’origine cèdent en partie la place à leurs équivalents dans la riche galerie des personnages de Donaldville: Géo Trouvetou vient suppléer à la carence d’Ilmarinen, et Louhi, quand elle ne peut exercer ses méfaits, invoque sa collègue Miss Tick afin de s’en occuper pour elle.

L’histoire fut publiée en exclusivité en Finlande (avec une page supplémentaire exclusive, un gag final où Tuoni revient voir Picsou) et ensuite diffusée dans tous les pays où paraissent les comics Disney, ce qui représente un joli public. C’est sans doute à ce jour le plus grand succès qu’ait rencontré une version du Kalevala en bande dessinée.

En guise de coda, signalons une curiosité, la parution récente d’un album de bédé sur la vie d’Elias Lönnrot avant qu’il ne compose le Kalevala. Signé Ville Ranta, le récit de L’Exilé du Kalevala traite moins de la rédaction de son œuvre littéraire, voire de sa collecte, que de sa vie de médecin exilé au plus profond d’une campagne retirée de Finlande. Une œuvre de démythification du personnage du forgeur de mythe, en quelque sorte.

La prochaine fois, on conclura ce petit bavardage bien loin d’être exhaustif par quelques apparitions du Sampo au cinéma. Ce ne sera pas abondant, mais ce devrait quand même être assez curieux.





Sampo!

2 10 2010

Au début du 19e siècle, partout en Europe, commencent à fleurir les nationalismes. Les gros blocs politiques constitués se fissurent. Est-ce un contrecoup de la Révolution française, le prolongement des perturbations politiques apportées par les guerres napoléoniennes, une conséquence directe de l’esprit romantique naissant? Tout cela à la fois, sans doute… Les frères Grimm arpentent l’Allemagne pour récolter les contes populaires, trésor du peuple allemand, expression la plus pure, pour eux, de son génie propre. Hans Christian Andersen ne tardera pas à inventer les siens, à la fois universels et imprégnés d’esprit danois. Nimcová, Erben et Tille-Riha recueillent dans une démarche semblable les contes et légendes de Bohème et Elias Lönnrot écumera la Finlande et la Carélie Orientale, où l’on chantait encore les poèmes anciens, pour reconstituer le grand corpus du Kalevala. C’est par les traditions que débute ce travail de remise à l’honneur des esprits nationaux: les contes rendront leurs lettres de noblesse à la langue, et la démarche culminera par le renouveau d’une musique enracinée dans le pays d’origine, par laquelle des compositeurs comme Dvořák, Kodály, Grieg ou Sibelius propageront leur culture.

Mais revenons au Kalevala. Lönnrot en publie une première version en 1835, et une autre, plus aboutie, en 1849. Convaincu que les légendes qu’il avait collectées provenaient d’un tout cohérent, Lönnrot effectua, en plus de son travail de compilateur, une œuvre de créateur, puisqu’une partie du texte a été modifiée dans des proportions variables, voire, pour un pourcentage infime, inventée par ses soins, donnant naissance à un cycle de mythes autochtones en langue finnoise, qui en démontrait la force intrinsèque et l’ancienneté, dans un pays alors sous domination suédoise.

Après une introduction contant la création du monde à partir des fragments d’un œuf de canard recueilli par la déesse Ilmatar, flottant sur l’océan universel, le Kalevala s’articule autour de la vie et des aventures de Väinämöinen, fils d’Ilmatar, barde et donc magicien, puisque la magie découle de la parole. Pour résumer, disons que le cycle central est celui du Sampo, sur lequel se greffent des mythes secondaires, comme ceux de Lemminkäinen ou de Kullervo.

Le Sampo est le nom d’un objet magique et prodigieux, de nature mal connue. Pour certains exégètes, c’est l’arbre du monde. Selon Elias Lönnrot, c’est une sorte de moulin ornementé magique, qui produit sans trêve la richesse, déversant des flots de farine, de sel et d’or. Il n’est pas réellement décrit, bien que le texte fasse maintes fois allusion à son couvercle multicolore. Dans le Kalevala, Dame Louhi, maîtresse du pays nordique de Pohjola, femme d’une grande sagesse et d’un vaste savoir, demande à Väinämöinen qu’elle a recueilli après l’avoir trouvé échoué sur ses côtes, de créer un Sampo pour assurer la prospérité du pays. Mais le barde, malgré tout son talent, en est incapable. Il marchande avec Dame Louhi sa liberté, promettant d’envoyer à sa place le forgeron Ilmarinen, qui, lui, saura forger l’objet merveilleux.

Väinämöinen tient parole: de retour au Kalevala (« la terre des héros »), il expédie  Ilmarinen à Pohjola, par ruse. Là, le forgeron accomplit le prodige et rentre chez lui.

Mais Ilmarinen et Väinämöinen sont tous deux tombés amoureux de la superbe fille de Louhi, la Vierge de Pohjola. Ils décident de repartir pour le Nord afin de gagner sa main. Leur rivalité amicale s’achève par la victoire d’Ilmarinen, au terme de trois épreuves fixées par Dame Louhi: la capture de divers animaux prodigieux, et le labourage d’un champ grouillant de serpents.

Hélas, cet heureux mariage ne dure guère: au Kalevala, l’esclave Kullervo se venge des mauvais traitements qu’il subit en lâchant une troupe de bêtes féroces contre les habitants. La Beauté de Pohjola succombe à cet assaut. Ilmarinen, inconsolable, tente bien de façonner par sa magie une réplique en or de son épouse, mais en vain: en dépit de tout son art, la statue reste froide à ses baisers.

À ce malheur s’en ajoute un autre: la famine s’abat sur le Kalevala. Ilmarinen et Väinämöinen décident d’aller demander à Dame Louhi de leur prêter le Sampo pour subvenir aux besoins de leurs compatriotes. Mais la Maîtresse de Pohjola refuse tout net, et, les deux compères s’arrangent pour voler le Sampo. Leur navire est poursuivi par Louhi métamorphosée en aigle géant et, dans la bataille, le Sampo est détruit. Louhi récupère le couvercle aux mille couleurs, qui ne lui servira de rien, et les mille fragments de l’objet merveilleux, rejetés sur les côtes, féconderont la terre de Finlande et la rendront riche. Par vengeance, Louhi vole le soleil mais, encore une fois, Väinämöinen et Ilmarinen s’allient pour la tenir en échec et libérer l’astre du jour.

Riche en incidents merveilleux et en exploits prodigieux (pour aller courtiser la Vierge de Pohjola, Väinämöinen construit un bateau sans clou ni scie; mais pour l’achever, il lui manque des incantations, qu’il va chercher en de nombreux lieux, y compris Tuonela, le Pays de la Mort — dont il s’échappe bredouille — et le ventre d’un géant mort. Plus tard, allant prier Dame Louhi de partager le Sampo, Ilmarinen et Väinämöinen rencontrent une épave de navire qui se lamente: le vaisseau attend le héros qui le guidera vers sa destinée; les enchantements de Väinämöinen lui rendront son apparence initiale et l’armeront d’un équipage de cinquante jouvenceaux et cinquante jouvencelles. En route, Väinämöinen tue un brochet géant qui retenait le navire captif et, de sa mâchoire, crée le kantele, une sorte de harpe, instrument typiquement finlandais), le Kalevala est un magnifique cycle de mythes originaux (même si l’histoire de la mère de Lemminkäinen, allant récupérer le corps coupé en morceaux de son fils sur les berges du fleuve de la mort et rassemblant les morceaux pour lui rendre la vie, évoque étrangement la légende d’Isis et Osiris) qui a inspiré nombre d’artistes, dans la fièvre des mouvements d’indépendance. Les plus connus sont le compositeur, Jean Sibelius, qui l’a illustré par des œuvres symphoniques comme Kullervo, ou Le Cygne de Tuonela, et le peintre Akseli Gallen-Kallela, dont les peintures de Väinämöinen et Aino, d’Ilmarinen forgeant le Sampo, ou de la Défense du Sampo sont célèbres, et souvent reprises lorsqu’il s’agit de citer les mythes.

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Mais l’influence ne s’est pas cantonnée à la ferveur politique d’une époque, et l’on a continué d’adapter ces mythes. J’en parlerai dans la deuxième partie.

Le suspense est insoutenable. Quand? Bientôt.